Dans mon précédent article sur « l’après-crise et l’approche systémique », je précisais certains préalables à la mise en œuvre d’une organisation orientée vers l’ouverture, l’agilité, l’engagement collectif, la solidarité, la responsabilisation, l’innovation, en capacité de relever les enjeux dont l’avenir des entreprises va dépendre dans les prochaines années :
J’annonçais que le prochain article aborderait les autres facteurs entrant dans la mise en œuvre d’une approche systémique d’organisation agile, comme les modes de gouvernance et de management, l’entraide et la solidarité, le travail de reliance, l’autonomie, le lâcher-prise etc.
Rappelons-nous qu’en systémique tout est lié et qu’une action sur un facteur a des répercussions sur de nombreux autres facteurs. Ainsi est-il plus judicieux de s’en préoccuper avant, que de reporter la question à plus tard comme cela est bien souvent le cas dans les organisations hiérarchiques (« On aura bien le temps de régler le problème quand il se présentera »).
Beaucoup de dirigeants sont convaincus que leur rôle est de décider des grandes lignes d’une réorganisation et que c’est ensuite aux différentes directions de régler les problèmes de sa mise en œuvre (pensant sans doute que c’est assez secondaire). D’où toutes les difficultés - sans compter les échecs - inhérentes à ce type de posture top-down qui engendre méfiance, incompréhensions, réactions d’hostilité, démotivation.
Une transformation qui embarque toutes les parties prenantes au démarrage est certes plus longue à mettre en place mais cet investissement dans la coopération est ensuite largement gagnant et pérenne par la confiance et l’engagement collectif qu’elle génère. Une pseudo-évidence qui entre en conflit avec l’ego des dirigeants et la tendance à vouloir réduire l’incertitude en accroissant le contrôle, plutôt que d’apprendre à composer avec l’incertitude et de s’ouvrir aux mécanismes, certes complexes, de la confiance.
Embarquer toute l’entreprise dans un mode de fonctionnement collectif n’est pas une autoroute tranquille mais c’est la porte d’entrée pour accéder à une organisation agile et réactive. Il n’existe pas d’organisation pilotée par le haut qui soit agile et réactive : en cause, les temps de réponses entre le haut et le bas de la pyramide, l’absence de prises d’initiatives, la sous-utilisation des talents des collaborateurs…
« Il n’est pas raisonnable d’exiger des résultats précis en conditionnant autoritairement la manière de les obtenir »
Bill Gates
Transformer une organisation traditionnelle en organisation apprenante, réactive et agile, exige d’abord une bonne préparation. Pas la rédaction d’un plan d’action qui cache la peur de vivre dans la complexité, les paradoxes et les impossibilités, mais la préparation de la gouvernance aux changements de paradigmes qu’elle va devoir s’imposer si elle veut démarrer la transformation dans les meilleures conditions.
Le mode de management top-down exige de pousser les méthodes de management traditionnelles de plus en plus loin – objectifs, tableaux de bord, suivis, instruments de récompenses et de motivation… - avec de moins en moins de résultats. La répulsion des nouvelles générations pour ce mode de management est de plus en plus flagrante.
Comme souvent, ce n’est pas avec un petit coup de barre qu’on évite les écueils mais par une redirection à 180° destinée à fuir la zone de danger. Passer du management de la peur et du contrôle à celui de la confiance et de la responsabilisation nécessite un retournement complet. Bon d’accord il ne se fera pas en quelques jours mais il devra bien être complet sous peine de se dissoudre dans la demi-mesure et la tiédeur.
C’est tout l’enjeu des accompagnements de directions dont il n’existe pas de modèle puisque chacun est spécifique et singulier.
Attardons-nous plutôt sur quelques paradigmes à revisiter :
Plusieurs apports méthodologiques traitent de ce nouveau leadership, citons le Servant Leader de R. Greenleaf ou l’Intelligence Relationnelle Systémique (IRS). Ces visions peuvent sembler juste logiques et cohérentes mais se révèlent de fait très dérangeantes pour les directions et le management par le fait qu’elle oblige à revisiter ses rapports au pouvoir. Passer du POUVOIR SUR au POUVOIR DE est en réalité un travail long et difficile sur soi, et c’est pourquoi un accompagnement individuel et collectif est conseillé.
« Je me suis rendu compte que j’avais tout faux : si mon entreprise allait mal, c’est parce que j’avais emprisonné la créativité et que je l’avais gérée à coups de procédures et d’interdits, en me focalisant sur les 3 % de gens qui ne respectaient pas les règles. En fait, la véritable difficulté pour être bon leader, c’est de descendre la pyramide et de dire “je suis à votre service”. »
Alexandre Gérard
Pour terminer sur ce chapitre, je ne résiste pas à vous donner la définition du management de Christian Monjou « Manager, c’est amener les visages à avoir envie de s’extraire du magma des matières organisationnelles en réponse à la qualité du regard porté sur eux ».
Qui ne rêve d’avoir des collaborateurs responsables et autonomes ? C’est difficile quand on veut en même temps qu’ils soient soumis et obéissants ! C’est ce strabisme divergent qui génère des postures managériales paradoxales et empêche la plupart des dirigeants de réussir la transformation.
Michel Muntzenhuter, patron de 3 usines SEW USOCOME reconnues pour l’autonomie de ses opérateurs raconte qu’il faisait visiter une des usines à un confrère qui voulait connaître le secret de sa réussite managériale. Après la visite au cours de laquelle il avait largement échangé avec les ouvriers, il conclut « je sais pourquoi ça fonctionne chez toi, tu as des ouvriers intelligents, ouverts et participatifs, alors que les miens sont abrutis et s’en foutent ». A quoi Michel M lui réponde « tu vois il y a 5 ans quand j’ai repris l’usine, ils étaient comme les tiens, et voilà comment ils sont aujourd’hui ». Une belle leçon de vie et de modestie, confirmant le fameux effet pygmalion « les gens se comportent selon le regard qu’on porte sur eux » ou plus trivialement comme le dit un superviseur de FAVI « si on prend les gens pour des cons, ils se comportent comme des cons ».
Accompagner le passage d’une posture d’exécution et d’obéissance à une posture d’engagement et d’autonomie est essentiellement lié à la posture des dirigeants et des managers. Elle peut être renforcée par des formations et des ateliers mais l’essentiel se situe dans le mode de management. C’est un processus par étapes qui ne se décrète pas mais se co-construit avec détermination et courage. Les premiers retours sont souvent déceptifs et je ne compte plus les dirigeants qui ont renoncé en disant « j’ai essayé mais ils n’en veulent pas ». Ils attendaient un engouement rapide et un enthousiasme collectif à la hauteur de leur désir mais c’était sans prendre en compte un historique de rapports tendus, de modes relationnels troubles, d’acceptations de façade…
Pour conduire cette aventure vers l’enpowerment, il faut une intention claire et affirmée des dirigeants, un changement de regard sur les employés (théorie X et Y de Mc Gregor), de bonnes aptitudes en patience et en persévérance, et un minimum de savoir-faire :
En confiant des responsabilités nouvelles et en accordant sa confiance aux « pionniers », aux » leaders naturels » (on les trouve parfois dans les têtes brulées, les contestataires), qui relèvent plus facilement ce type de défi que les « suiveurs », on augmente les chances de faire prendre la mayonnaise de l'engagement. Le dosage est subtil et nécessite du doigté (ce qui exclut les sommations et les relances) mais il est très gratifiant quand on voit que ça prend. On abaisse progressivement le centre de gravité de l’organisation (S. Palmisano PDG d’IBM).
La montée en puissance repose ensuite sur la montée en compétence des acteurs (pour qu’ils s’approprient les méthodes et outils de pilotage), sur l’élargissement des responsabilités individuelles à des collectifs (groupe de travail, groupe-projet, service, atelier…) et sur le retour que les acteurs engagés pourront en tirer dans leur parcours professionnel.
L’autonomie est un concept, je lui préfère l’auto-organisation qui est l’application aboutie du principe de subsidiarité qui consiste à positionner les décisions au niveau le plus proche de l’action. L’auto-organisation d’un service, d’un atelier, d’une équipe est l’aboutissement d’un processus de responsabilisation où le collectif est porteur à la fois de la mission et des moyens de la réaliser, en concertation permanente avec les autres parties prenantes de l’organisation. Le règne de l’intelligence fonctionnelle devient le mode de management. Tout le monde en sort grandi.
Les avantages d’une équipe en auto-organisation sont multiples : plus d’initiative, plus d’expertise, plus de flexibilité, plus de collégialité, des décisions plus pertinentes et plus rapides, moins de frais de structure et une meilleure fidélisation du personnel.
« Il est plus facile et plus rentable d’équiper les salariés d’aides à la décision que d’équiper la direction d’une bonne connaissance de la réalité du terrain » Gary Hamel
La sortie de l’âge de fer managérial passe par une bonne compréhension entre personnes, entre équipes, entre services et par un fonctionnement libre en réseau. Là aussi, le travail de reliance (concept post-68 lancé par Marcel Bolle de Bal) ne peut être que progressif. Encourager le dialogue direct entre acteurs sans passer par la voie hiérarchique, les former aux techniques de communication (CNV, AT) pour assurer des échanges apaisés et constructifs, canaliser et organiser les flux de communication en concertation avec les utilisateurs… tout cela résulte de la mise en œuvre d’une nouvelle « culture de la reliance » dans laquelle chacun prend sa part. La bonne circulation de l’information devient la responsabilité de tous les acteurs quelques soient leur rôle et leur position. Ce travail peut prendre du temps et être source d’insatisfaction, mais n’est-ce pas le propre de l’humain de ne jamais se satisfaire de l’existant ?
Les gains sont considérables : compréhension facile et rapide entre gens de terrain, implication dans les processus décisionnels, essor de l’intelligence collective, engagement dans la qualité du résultat etc. Les gains de temps sont particulièrement spectaculaires grâce à la disparition de la bureaucratie et à l’économie d’énergie utilisée à expliquer et convaincre la hiérarchie et les fonctions support.
Une bonne reliance entre les employés dépend beaucoup de la nature des relations existantes. Vouloir commencer un travail de reliance dans un mode relationnel tendu, concurrentiel, peu coopératif, où le chacun pour soi est la norme, est illusoire. On voit que la vision systémique est là aussi indispensable pour sortir du serpent qui se mord la queue : reliance pour permettre la solidarité ou solidarité pour permettre une meilleure reliance ? Probablement les 2 à la fois avec un dosage et un pilotage fins, l’une et l’autre se complétant et se renforçant.
La cohérence entre l’intention déclarée et les postures managériales au quotidien est une des clés de de l’efficacité. Dire que la solidarité est importante et refuser à son collaborateur d’aller à une réunion clé de son groupe-projet sous prétexte qu’il y a trop de travail dans le service est une des nombreuses contradictions qui tuent l’intention dans l’œuf.
Entraide et solidarité peuvent apparaître comme des valeurs « civiles » qui n’ont pas leur place dans une entreprise, surtout placée dans un environnement très concurrentiel. Il suffit d’aller voir les entreprises où ces deux valeurs sont une réalité quotidienne pour comprendre que c’est une idée fausse. On observera que la solidarité est une valeur essentielle des Forces Spéciales où chaque homme sait qu’il peut compter sur son voisin quelques soient les circonstances, et elles sont souvent extrêmes. Solidarité interne et compétition externe sont donc compatibles et même complémentaires. La solidarité et l’entraide entre employés créent un climat de confiance et de coopération qui se retrouvent dans tous les gradients de la performance. Cela ne peut se faire qu’en passant d’une gestion « par les procédures » à une gestion « par les hommes ».
Il ne s’agit pas de la bienveillance de façade qui s’affiche souvent dans les grandes entreprises, les grandes agences, les grands cabinets (on sait vivre et se parler de façon civilisée, comme à la cour du roi) mais qui cache en réalité une compétition féroce entre employés et surtout entre managers, et à laquelle tout le monde s’est habitué pour finir par la trouver « inévitable » et à considérer tout ce qui touche aux valeurs humaines relève « du monde des bisounours » ou de l'affichage.
Si vous êtes en train d’escalader une falaise et qu’on vous dit de lâcher-prise, vous ne ferez sans doute pas car votre vie serait en danger. Mais dans l’entreprise qu’est-ce qui fait croire aux managers que leurs dogmes et paradigmes de gouvernance sont une paroi dangereuse à laquelle il faut se cramponner pour ne pas risquer de chuter. Les auteurs et ouvrages ne manquent pourtant pas qui, depuis les années 50, expliquent et démontrent que le management dit traditionnel, hiérarchique, 1.0 … a vécu et devient inadapté pour faire face à un futur VICA (Volatil - Incertain – Complexe – Ambigu). Ce que les managers considèrent comme une paroi verticale à laquelle il faut s’accrocher est en fait un plan horizontal sur lequel ils rampent (comme on le voit dans les effets spéciaux au cinéma) alors qu’en se redressant ils avanceraient sans effort.
Croire que le management des hommes nécessite de tout contrôler, de pousser et encourager les troupes (la carotte et le bâton), d’être omniprésent pour éviter ou rattraper les erreurs, de savoir manipuler les gens pour en obtenir ce qu’on veut… toutes ces croyances héritées des temps héroïques du management (d’origine militaire) sont définitivement obsolètes, contre-productives et découragent la plupart des jeunes candidats.
Lâcher-prise sur des modèles mentaux dépassés, c’est arrêter de penser qu’ils sont vraies, qu’ils sont importants alors que c'est seulement l’héritage, qu’ils sont efficaces alors qu'ils sont simplement intuitifs, qu’ils nous protègent contre les abus, le laxisme naturel des collaborateurs, les mauvaises intentions etc. Répétons que les comportements observés chez les « managés à l’ancienne » ne sont que la réponse à une forme de management et qu’un management responsabilisant donnerait des résultats diamétralement opposés.
Un manager qui a lâché-prise et qui fait confiance à ses équipiers est beaucoup plus détendu et confiant et ces derniers le sentent. Est-ce qu’un manager tendu, soucieux, suroccupé, énervé peut réellement donner confiance à son équipe ? C’est sans doute ce qui fait dire à 60% des jeunes qu’ils ne veulent plus devenir manager.
C’est toujours le premier pas qui coûte et il n’est pas toujours facile de persévérer quand les résultats se font attendre. Il faut une bonne dose de convictions humanistes pour maintenir la barre jusqu’à ce que le bateau change manifestement de cap et retrouve des eaux plus tranquilles. Mais comme dirait l’autre, si c’était facile, tout le monde le ferait…. Rien ne vous empêche de vous faire accompagner, ça vous évitera de refaire toutes les erreurs que ceux qui ont réussi à transformer leur organisation ont faites en leur temps.
D’expérience, les chances de réussir une transformation sont plus grandes si elles sont portées par un ou des projets qui suscitent l’adhésion – et pourquoi pas l’enthousiasme – des personnes. Vouloir entraîner tout le monde est souvent difficile, au moins au démarrage. La sociodynamique nous donne une clé universelle avec l'émergence par la stratégie des acteurs : s’appuyer sur les pionniers pour relever le gant de projets ambitieux et porteurs de responsabilités. Ensuite les « suiveurs » engageront le pas et viralement la majorité de l’entreprise suivra progressivement. Le choix des projets est déterminant et la meilleure voie vers l’adhésion est sans doute de laisser le choix des projets au terrain.
Les thèmes de la RSE, du développement durable, de l’économie circulaire… portés par le programme européen People, Planet & Profit sont très mobilisateurs, surtout auprès des jeunes générations. Nous en reparlerons dans notre prochain article.
Nous vivons dans un monde où l’avenir est de moins en moins une extrapolation du passé :